II
Le trente décembre 1996, je me levai vers midi, et commençai par lire le journal. Il y avait un article détaillé sur le meurtre de la lycéenne.
« Le vingt-huit décembre à l’aube, un cadavre de femme découpé en morceaux et emballé dans des sacs-poubelle a été découvert dans une ruelle de Kabukichô à Tôkyô, district de Shinjuku, par une employée de bar qui venait de quitter son travail et a aussitôt alerté le commissariat de Shinjuku. D’après les premiers éléments de l’enquête menée par ce même commissariat, il s’agirait d’Akiko Takahashi, dix-sept ans, élève de première au lycée public numéro deux de l’arrondissement de Taito, fille aînée de Nobuyuki Takahashi, quarante-huit ans, domicilié 2-3-23 Yosuji-chô, arrondissement de Taito. Le cadavre portait des traces de violence. Jugeant qu’il s’agissait d’une affaire de viol suivi de meurtre, le commissariat a confié le dossier au bureau spécial des enquêtes criminelles, afin de procéder à une enquête approfondie... »
Le corps d’Akiko avait été découpé en morceaux, puis la tête, les deux bras et les deux jambes placés dans un sac plastique, le tronc dans un autre. Elle portait des traces de coups sur le visage, et en outre des plaies sur tout le corps causées par un objet tranchant et pointu. Une demi-journée semblait s’être écoulée entre le moment de la mort et la découverte du corps.
Les sacs en plastique avaient été déposés dans un dépôt d’ordures à l’arrière d’une ruelle peu fréquentée. Comme il n’y avait pas de traces de sang aux alentours, les enquêteurs avaient conclu que la jeune fille avait été violée, tuée et découpée en morceaux ailleurs, et que le meurtrier ne pouvait l’avoir transportée qu’en voiture jusqu’à l’endroit où elle avait été découverte.
Akiko faisait partie d’un groupe de jeunes délinquantes qui sévissait dans les quartiers d’Ikebukuro et de Kabukichô, et toutes ses camarades avaient été interrogées par les enquêteurs du commissariat de Shinjuku-ouest. Des témoins avaient vu la jeune fille pour la dernière fois dans un game-center d’Ikebukuro le soir du vingt-sept, mais personne ne savait ce qu’elle avait fait ensuite.
Quand j’eus terminé l’article, j’allumai la télé. La sonnette de l’entrée retentit juste à ce moment. J’allais ouvrir : c’était Jun. Elle avait un sac de supermarché au bras, et me demanda si ça me disait de manger des nouilles instantanées.
— Kenji, tu crois vraiment que c’est lui le criminel ? Comment il s’appelle déjà, ton gaijin ?
— Frank.
— Ah, oui, Frank, alors tu crois que c’est lui ?
— Je n’en suis pas sûr, non, je ne sais pas trop.
A la télé, un psychologue ou un criminologue, un essayiste en tout cas, discourait avec l’air du type qui sait tout sur tout.
— Il n’y a rien, tu vois, absolument rien qui puisse lier directement Frank à ce crime, je me demande pourquoi ça me tracasse à ce point, en fait, c’est ça le plus curieux.
Les nouilles de blé étaient délicieuses. Jun avait rajouté dans la barquette en aluminium des croquettes panées qu’elle avait achetées à part. J’aimais bien ce côté pratique chez elle. Elle avait des cheveux légèrement châtains, ses oreilles percées étaient ornées de boucles. Ce jour-là, elle portait une minijupe de cuir noir, un pull en mohair assorti, et des bottines. « Que ça soit en mettant des socquettes qui tombent sur les chevilles, en se teignant les cheveux en châtain ou en se faisant percer les oreilles, les lycéennes d’aujourd’hui refusent le cadre de la société adulte », était en train de dire le type de la télé.
— Quel crétin, ce mec, dit Jun tout en avalant ses croquettes,
— Complètement débile, approuvai-je.
Moi-même je ne comprenais pas bien Jun. Simplement parce que j’étais de sexe mâle et que j’avais terminé le lycée depuis deux ans alors qu’elle y était encore. Alors, que dire d’un jeune essayiste qui dissertait sur les lycéennes comme s’il les connaissait par cœur ? Impossible de le croire.
— Quand même, la découper en morceaux, quelle horreur ! C’est comme dans Le Silence des agneaux.
— Exactement, répondis-je. A mon avis, l’assassin a dû être influencé par ce film. Tu as raison, ce n’est pas très japonais comme façon d’assassiner quelqu’un.
— Dis, tu m’as rapporté une photo de Frank ?
— Quelle photo ?
— Ah, c’est pas vrai, ça ! Tu m’avais promis de faire des photos de lui au print-club.
— Mais je l’ai raccompagné à son hôtel, et je ne suis rentré ici qu’à trois heures du matin. Il s’est mis à délirer au batting-center, ou plutôt c’est d’aller dans ce batting-center qui lui a fait perdre complètement la boule.
— Comment ça ?
— Brusquement, il s’est rigidifié, il se tenait n’importe comment, sans faire attention aux balles qui arrivaient, mais tout de même pas comme quelqu’un qui ne connaît strictement rien au baseball. Je l’ai interrogé après, et il m’a raconté que son cerveau était plus petit qu’un cerveau normal.
— Hein ? Ça veut dire que c’est un attardé mental ?
— Non, on lui a enlevé un bout de cervelle.
Les baguettes que Jun allaient porter à sa bouche restèrent en l’air, les nouilles suspendues au bout.
— C’est ce qu’il m’a dit : il a eu une opération et on lui a enlevé un bout de cerveau.
— Et il n’est pas mort ? !
— C’était le... Ah, comment on dit, c’est un mot qu’on entend de temps en temps, quand il m’a dit ça en anglais hier, je ne comprenais pas, j’ai dû chercher dans le dictionnaire, je lui ai même demandé comment ça s’épelait, ah, comment on dit déjà ? Tu ne connais pas des noms de parties du cerveau ?
— La boîte crânienne ?
— Mais non, ça c’est un os, c’est un mot plus compliqué que ça.
A la télé, un pépé au titre de sociologue avait pris la parole : « Je pense que cela va activer l’application de l’arrêté municipal sur la prostitution, mais à la réflexion, il s’agit d’une défaite de l’intelligence des adultes. »
— Le lobe frontal ? dit Jun. Je lui caressai la tête. Elle avait des notes normales à l’école, et moi je la trouvais intelligente. En ce moment, sa mère était partie pour l’île de Saipan, elle avait gagné un voyage à je ne sais quel tirage au sort, Jun avait donc dormi chez moi hier soir, sa mère ne risquait pas de le savoir, mais elle était rentrée avant midi, à cause de son petit frère qui allait au collège. Elle n’était pas particulièrement sérieuse, elle visait seulement à être normale. Ce n’est pas facile de vivre normalement. Les parents, les professeurs, l’État, tout le monde nous enseigne comment mener une vie fastidieuse d’esclave, mais ils ne nous apprennent jamais ce que c’est qu’une vie normale.
— C’est ça, le lobe frontal, et il y avait encore autre chose, un mot plus compliqué qui n’était pas dans le dictionnaire, mais en tout cas, c’est ça, on lui a enlevé le lobe frontal.
— Mais pourquoi ?
— Hein ?
— Oui, pourquoi on lui a enlevé ça ? Ça s’opère comme l’appendice, ou quoi ?
— Il a eu un accident de la circulation et a été blessé à la tête, il avait des petits bouts de verre dans le cerveau et du coup, il a fallu en enlever une partie, en tout cas c’est ce qu’il m’a dit, mais quand je raconte ça, ça n’a aucune réalité, tu ne trouves pas ? Quand c’est lui qui te le raconte, il y met une certaine ambiance.
« Kenji, je peux te confier un secret ? » m’avait demandé Frank. Et il s’était mis à me débiter son histoire sans me laisser le temps de répondre oui ou non.
« Tu t’es peut-être déjà dit plusieurs fois que j’étais bizarre, mais vois-tu, à onze ans j’ai eu un terrible accident, mon cerveau a été touché, alors de temps en temps il m’arrive comme tout à l’heure de ne plus pouvoir bouger. Il m’arrive aussi de dire des choses incompréhensibles, ou de mélanger l’ordre des événements de ma vie.
Frank m’avait pris la main, et l’avait posée sur son cou. « C’est froid, non ? » avait-il dit. Sa nuque était vraiment glacée. Il gelait sur cette plate-forme en plein vent, j’avais les doigts gourds et la goutte au nez. Mais le contact glacial de la main et du cou de Frank n’avait fondamentalement rien à voir avec la température polaire qui m’engourdissait les doigts. J’avais ressenti la même chose quand je lui avais touché l’épaule pour le faire sortir du terrain : un froid métallique. Je me rappelai être allé autrefois voir l’atelier où étaient construites les machines dont mon père dessinait les plans. J’avais suivi celui-ci qui avait des choses à régler là-bas, c’était en plein hiver, l’atelier était situé sur une des collines autour de Nagoya. D’énormes machines dont j’ignorais la destination étaient alignées les unes à côté des autres, une odeur de métal gelé régnait dans tout le hangar. Au moment où j’avais touché Frank, ce souvenir m’était revenu.
« Moi, je ne me rends pas compte à quel point mon corps est froid, j’ai un peu perdu le sens du toucher, souvent je ne sais même plus si mon corps m’appartient ou pas, je peux parler normalement, ça oui, mais de temps en temps mes souvenirs se brouillent. Dans ces moments-là, je n’arrive plus à savoir si le passé dont je parle a réellement existé, ou bien je me demande si la réalité n’est pas un rêve. »
Frank avait passé tout le temps du trajet entre le batting-center et son hôtel près de la gare de Shinjuku-ouest à me raconter tout ça. Je décidai de croire à ce récit, malgré ses allures de scénario de science-fiction, non parce que cela éclairait les points étranges du comportement de Frank, mais surtout à cause du contact bizarre, à la fois métallique et glacé, de son corps.
— Je ne comprends pas très bien, me dit Jun, qui avait presque fini son bol de nouilles. (Moi je n’en avais mangé que la moitié. Je n’aime pas avaler un plat brûlant, et je prends toujours mon temps pour déguster les soupes de nouilles.) Ce n’est pas un robot tout de même ?
— Des robots on n’en a jamais vu ailleurs qu’au cinéma ou dans les mangas mais, tu vois, quand tu touches une peau humaine, ça donne une sensation particulière, non ? demandai-je en posant ma main sur celle de Jun. Ça fait longtemps qu’on n’a pas fait l’amour, me dis-je en passant. Pas loin de trois semaines. A l’époque où on s’était rencontré, on était en rut en permanence tous les deux mais, maintenant qu’on mangeait souvent ensemble les nouilles ou les délicieuses salades que préparait Jun, la fréquence de nos galipettes avait drôlement diminué.
— Cette douceur particulière de la peau humaine, eh bien, tu vois, chez Frank c’est complètement autre chose.
Jun avait le regard tourné vers la télé, mais elle exerça une légère pression sur ma main, et me dit de me dépêcher de finir de manger.
— C’est le sujet qui me coupe l’appétit, répondis-je.
A la télé, l’émission sur le meurtre de la lycéenne se poursuivait. Les savants avaient terminé leur numéro, maintenant c’était le tour d’une espèce de reporter, avec en toile de fond des dessins du corps et du visage de la lycéenne. « Elle a été littéralement criblée de coups, mais je vais vous expliquer à partir de ces dessins les points qui ont paru curieux aux enquêteurs. »
— Ce genre de type n’a jamais dû se demander quel effet ça ferait à la mère de la fille assassinée de regarder ça, évidemment, j’imagine que les parents évitent de regarder ce genre d’émission, mais ce type pense sans doute qu’une fille qui se prostitue ne mérite pas le nom d’humain, fit remarquer Jun d’un ton énervé puis elle détourna son regard de la télé.
Les dessins étaient maladroits, c’était sûr, et vraiment de mauvais goût. Il y avait des marques de différentes couleurs sur les endroits de son corps, selon qu’elle avait été frappée avec un objet contondant, tranchant ou pointu, et la tête, les bras et les jambes étaient séparés du tronc.
« Le corps d’Akiko a donc été entièrement criblé de coups, comme vous pouvez le constater, ici sur le sein gauche, vous voyez, un morceau de chair a été découpé, et tous les spécialistes en criminologie du Japon ont remarqué ce point : les yeux, regardez, les yeux, n’est-ce pas, ont été crevés à l’aide d’un objet fin et pointu comme une aiguille, et cela, d’après les psychiatres, exprime le refus de la part du criminel d’un quelconque témoin à son crime, il lui est désagréable d’être vu, fût-ce par sa victime, autrement dit, le criminel est un être faible qui, avant de se livrer à ces atrocités, s’est d’abord assuré que sa victime ne pourrait pas le regarder.
— Rien n’est moins sûr, dit Jun. Peut-être qu’il aime crever les yeux des gens, tout simplement.
C’est ce que je pensais aussi.
Sur l’écran, on montrait les réactions des femmes au foyer, acteurs de feuilletons et stars du petit écran rassemblés dans le studio : « C’est horrible, incroyable, impardonnable » et autres commentaires à l’avenant « En outre, poursuivit le présentateur, on a appris qu’Akiko faisait partie d’une groupe de jeunes filles qui se livraient à la prostitution, et les enquêteurs déploient actuellement toute leur énergie à découvrir l’identité de tous ses clients, mais il semble que ce soit presque impossible quand la jeune fille ne fait pas partie d’un club de rencontres, et c’était justement le cas. »
— Mais si, c’est possible avec son beeper, dit Jun. Je suis sûre qu’elle en avait un, et s’il n’a pas été volé, il devait être avec le cadavre, ils n’ont qu’à écouter les messages, il paraît qu’on peut remonter jusqu’aux dix ou vingt messages précédents, ils n’ont qu’à se renseigner auprès de NTT.
— Dans le journal ils ne parlaient pas d’un beeper.
— Ils ne disent jamais les trucs vraiment importants, le criminel lit le journal et regarde la télé lui aussi, et moi à sa place, si j’apprenais qu’on est sur le point de me retrouver, je prendrai la poudre d’escampette.
Après l’exposé du reporter se déroula un débat auquel participaient tous les scientifiques présents. Un artiste de la télé affirma que ce n’était pas moral que les lycéennes se prostituent. « Naturellement je ne veux pas jeter la pierre à cette malheureuse jeune fille qui est morte, mais si on ne fait rien, ce genre de chose peut arriver de nouveau. En général, on est bien trop indulgent avec ces jeunes, après tout, physiquement elles sont déjà adultes, alors il faut prendre les mêmes mesures sévères que pour des adultes, et naturellement pour les clients de ces filles, il en va de même, il faut les mettre en prison, un point c’est tout. Si on laisse ce genre de phénomène se développer librement, ce sera bientôt comme en Amérique. Le pays va à sa perte. » Des femmes au foyer présentes dans la salle se mirent à applaudir.
— En Amérique, ça n’existe pas la prostitution de lycéennes, dit Jun. Si un journal américain leur posait la question : « Pourquoi les jeunes lycéennes japonaises se prostituent-elles ? » je me demande ce qu’ils répondraient, tous ces gens !
Au mot « Amérique », je me remis à penser à Frank. Une fois parvenu devant son hôtel, il m’avait dit :
« D’habitude, dans le cerveau, les cellules ne se développent plus passé un certain âge, dans les organes comme le foie ou l’estomac, je ne sais plus, des millions de cellules nouvelles apparaissent chaque jour, la peau aussi, mais les cellules du cerveau, une fois qu’on est adulte, c’est le contraire, elles diminuent, dans mon cas, les médecins ont dit qu’il y avait une possibilité que les cellules de la partie du cerveau qu’on m’a enlevée se renouvellent, alors dans ma tête les anciennes et les nouvelles cellules se mélangent, et ça me brouille les souvenirs, ou alors de temps en temps mes mouvements deviennent bizarres, tu comprends mieux si je t’explique les choses comme ça ?
L’émission sur le meurtre de la lycéenne s’arrêta un moment, pour laisser place aux informations, mais en les écoutant, je manquai recracher mes dernières bouchées de nouilles : un sans-abri avait été brûlé vif au cours de la nuit.
— Et maintenant, disait le présentateur, quelques nouvelles diverses : le cadavre calciné d’un inconnu a été découvert ce matin dans les toilettes payantes du parc central de Shinjuku dans le district ouest de Shinjuku, il a été découvert par un employé municipal venu faire le ménage. Le cadavre aurait été arrosé d’essence et brûlé, le commissariat de Shinjuku-ouest soupçonne un assassinat et a ouvert une enquête. L’intérieur des toilettes, construites en béton, était noirci par le feu, des journaux et des sacs épars qui semblaient appartenir à la victime ont été trouvés sur place. D’après l’examen de ces objets, la victime serait un sans-abri ayant élu domicile dans le parc central de Shinjuku... Passons maintenant à la prise d’otages de l’ambassade japonaise au Pérou. Je donne l’antenne à notre envoyé spécial à Lima...
Dans ma bouche, les nouilles s’étaient transformées en bouts de chiffon. Je me rappelais la sensation désagréable que me causait la présence de Frank.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Jun, en scrutant mon visage. Je fis un effort pour déglutir et j’avalai mes nouilles. Puis je sortis une bouteille d’Evian du réfrigérateur et en bus quelques gorgées. J’avais vraiment la nausée.
— Tu es tout pâle...
Jun s’approcha, me frotta le dos. A travers le pull, je sentais cette douce main de jeune fille qui me caressait. Voilà, me dis-je, voilà exactement le genre de sensation dont Frank est privé.
— C’est encore ce gaijin ?
— Il s’appelle Frank.
— Ah, oui, c’est un nom tellement commun que je n’arrive pas à m’en souvenir. Ça va mieux ?
— Un nom tellement commun, marmonnai-je, que ce n’est peut-être pas le vrai.
— Une fausse identité ?
J’expliquai à Jun ce qu’il m’avait dit au batting-center sur les SDF.
— C’est drôle qu’il t’ait dit ça, ton gaijin, Frank, je veux dire. « Il y a peut-être dans le monde des gens qui ont envie de caresser la joue d’un clochard et de tuer des bébés », c’est bien ça ?
— Mais je crois que rien n’est vrai dans ce qu’il dit, rien, sauf peut-être ce qui a trait à la haine.
— Tu crois que c’est lui qui a tué ce SDF ?
C’était difficile d’expliquer ça à Jun. Je n’avais aucune preuve, et puis, elle ne connaissait pas Frank. On ne pouvait pas comprendre, à moins de s’être trouvé confronté à l’impression désagréable qu’il dégageait.
— Pourquoi n’interromps-tu pas ton travail avec lui, tout simplement ?
L’idée d’annuler mon rendez-vous avec Frank me donna la chair de poule.
— C’est impossible, répondis-je.
— Tu as peur qu’il te tue si tu fais ça ?
Jun commençait à s’inquiéter sérieusement pour moi. Elle avait compris que j’avais peur. Elle avait sans doute en tête une image de ce qu’était un tueur, calquée sur ce qu’elle avait vu au cinéma. Mais Frank n’était pas un tueur, les tueurs exécutent les gens pour de l’argent. Et si Frank avait tué quelqu’un, ce n’était sûrement pas pour l’argent.
— Je ne sais pas comment m’exprimer, je n’ai aucune preuve que Frank ait tué ce clochard, je n’ai pas l’habitude d’imaginer des trucs pareils et je ne sais pas si le SDF qui a brûlé cette nuit est celui que nous avons vu au batting-center je pourrais aller voir sur place s’il est toujours là et comme ça je serais fixé, mais il me semble que ça ne me rassurerait pas pour autant, j’ai l’impression que Frank est capable de tuer n’importe quel SDF, celui-là ou un autre, peu lui importe.
— Je ne te comprends pas très bien.
— Ah, oui, sans doute, même moi, je me trouve un peu bizarre.
— Il lui a fait quelque chose, à ce clochard, quand vous étiez là-bas ?
— Non, rien.
— Alors qu’est-ce qui te fait penser qu’il pourrait avoir un lien avec ça ?
— Ecoute, c’est ridicule, c’est probablement une illusion totale de ma part, tu m’as dit que tu voulais voir une photo de lui, à mon avis même sur une photo tu ne comprendras pas, comment te dire ? Tiens, par exemple, quand j’étais au lycée, il y avait pas mal de voyous autour de moi, il doit y en avoir dans ton entourage aussi, non ? Des sales types qui font exprès de se faire détester de tout le monde.
— Euh, je ne vois pas, il n’y a pas de gens si affreux autour de moi.
Jun fréquentait un lycée de jeunes filles privé assez élitiste. Dans ce genre d’établissement, il n’y avait sans doute pas de loubards comme ceux dont je parlais. Et puis peut-être aussi que d’année en année il y avait de moins en moins de ces jeunes délinquants qui faisaient tout pour se faire haïr.
— Ce que je sens chez Frank, c’est la même énergie que chez ces loubards, mais poussée à l’extrême. Comment dire, quelque chose comme une intention de nuire poussée à l’extrême.
— Une intention de nuire ?
— Oui. Chez moi aussi il y en a, et même chez toi mais à toute petite dose, enfin, non, toi, tu n’en as sans doute pas, tu es tellement gentille.
— Peu importe comment je suis, explique-moi plutôt un peu plus clairement, tu ne sais vraiment pas parler de ce genre de truc !
— J’ai eu un copain comme ça, tout le monde le détestait, il désespérait tous ses profs, finalement il s’est fait virer parce qu’il avait tailladé le visage du proviseur au cutter, il avait des problèmes familiaux à ce qu’il paraît. Il ne m’en avait jamais parlé en détail, mais enfin, un jour je suis allé chez lui, il y avait seulement sa mère, elle m’a salué très poliment, c’était une maison plutôt grande, il avait une chambre à lui tout seul, bien plus grande que la mienne, et il avait un PC du dernier modèle sorti à l’époque et tout un tas de matériel comme ça, il avait tout, vraiment tout, je l’enviais mais il y avait une ambiance bizarre dans la maison, je ne saurais pas dire en quoi exactement mais c’était bizarre, sa mère nous a apporté du thé et des cookies, et elle m’a dit quelque chose, je ne sais plus quoi, une formule toute faite, du genre : « Merci de vous occuper de mon fils », et il lui a dit : « Allez, ça suffit, barre-toi ! » alors sa mère m’a dit, toujours très poliment : « Prenez tout votre temps, je vous en prie », je l’ai remerciée et je l’ai suivie des yeux pendant qu’elle sortait de la chambre, alors il m’a regardé et m’a dit d’un air naturel : « Quand j’étais petit, elle m’a frappé avec une bonbonne de gaz vide », et puis il a ajouté : « Elle m’a déjà tapé dessus avec le tuyau de l’aspirateur et elle m’a brûlé avec un briquet aussi », et il m’a montré la cicatrice d’une brûlure sur son bras, et puis il a ajouté : « J’ai un petit frère, mais elle ne lui a jamais rien fait à lui », après quoi il a arrêté de parler de sa mère, et on a passé l’après-midi à jouer à des jeux vidéo qui venaient juste de sortir, à un moment j’ai eu envie d’aller pisser, alors j’ai sauvegardé mon jeu, et je suis sorti de sa chambre et dans le couloir tout sombre, j’ai vu sa mère, debout, qui me regardait d’un air bizarre, et puis tout à coup elle a dit : « Ah, vous cherchez les toilettes ? C’est au bout du couloir, là-bas », elle a ri d’un air aimable, un rire aigu, complètement hystérique en fait. Quand on allait au game-center avec ce copain, il suffisait qu’un type d’une autre école lui dise un mot, n’importe quoi, par exemple : « Ça fait deux heures que vous jouez à ce jeu, vous pouvez laisser un peu la place ? » il changeait complètement de couleur, et là je savais qu’il était capable de faire n’importe quoi, il ne pouvait plus se contrôler, Frank, il a ce genre d’expression, mais multipliée par cent, oui, il fait souvent ce genre de mimique.
— Tu veux dire qu’il fait peur ? demanda Jun.
— Il ne fait pas peur comme un yakuza, répondis-je, mais...
Ah, ce que c’était difficile à expliquer. Il n’était pas sûr que tout le monde ressente la même chose que moi devant Frank. Si vous le croisiez au coin d’une rue en plein jour, et qu’il vous demandait de prendre une photo-souvenir pour lui, vous auriez peut-être éprouvé de la sympathie pour ce gaijin à l’air simple et franc.
— Rien à faire, je ne peux pas t’expliquer ! En tout cas, il est bizarre, si je te dis qu’il est bizarre, tu comprends ce que je veux dire ?
— Non, je ne vois pas vraiment, mais en fait, je n’ai jamais eu de contacts proches avec un étranger, je ne suis pas comme toi, je t’admire d’avoir ce discernement, si on n’a pas rencontré des dizaines d’étrangers on ne peut pas dire en quoi celui-ci ou celui-là est bizarre, non ?
Elle avait raison. Les Japonais ne connaissent pas les étrangers. Un de mes clients précédents était un Texan, il m’a dit qu’il était allé à Shibuya et que ça l’avait étonné, parce qu’il avait vu plein de jeunes habillés comme les artistes de rue qui dansent le hip-hop à Harlem, ils avaient tous des écouteurs sur les oreilles, et certains faisaient du skate-board. Ce qui l’avait le plus étonné, c’était qu’aucun de ces jeunes gens qui imitaient parfaitement la mode américaine ne parlait anglais.
Ensuite il m’avait demandé : « C’est parce qu’ils aiment les Noirs américains que ces jeunes s’habillent comme ça ? » C’est le genre de question qui me met mal à l’aise. Je suis incapable d’y répondre. Je lui ai dit que chez la plupart des jeunes, imiter le style des Noirs américains était la tendance branchée, mais je ne pouvais pas espérer qu’il me comprenne. Il y a un tas de choses qui nous paraissent aller de soi au Japon mais qui restent incompréhensibles aux étrangers, quelles que soient les explications qu’on leur donne.
— On va se promener ? proposa Jun.
En sortant de chez moi, Jun fit une trouvaille.
— Tiens, qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-elle. Il y avait un petit truc noir collé sur ma porte, quelque chose comme un bout de papier déchiré, de la taille d’un timbre-poste. Je me demandai si ce n’était pas de la peau humaine.
— Qu’est-ce que c’est, Kenji ? répéta Jun en regardant ce résidu de je ne sais quoi.
— Je l’ignore, répondis-je en attrapant la chose entre deux doigts.
Le petit carré avait un contact désagréable. Comme il était collé sur ma porte métallique, je dus le détacher avec mes ongles. Même une fois enlevé, il laissa une trace noirâtre sur ma porte. Je le jetai dehors en bas des escaliers. Mon cœur battait à tout rompre. J’avais la nausée, mais je décidai de ne rien en montrer à Jun.
— Je me demande si c’était là quand je suis arrivée, je n’ai rien remarqué, dit-elle en descendant à son tour.
Moi, j’étais persuadé que c’était de la peau humaine. Et que c’était Frank qui l’avait déposée là. La peau de qui, ça, je n’en savais rien. De la lycéenne, peut-être, ou du clochard. Ou encore d’un autre cadavre qu’on n’avait pas encore découvert. J’avais l’esprit en pleine confusion, et très mal au cœur.
— Kenji.
Jun s’était arrêtée en bas des escaliers.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
Je voulus répondre, mais aucun son ne sortit de ma bouche.
— Tu veux rentrer ? Le vent est glacial.
Si c’était vraiment de la peau humaine, et si c’était Frank qui l’avait collée sur ma porte, pourquoi est-ce que je l’avais jetée ? Simplement parce que je ne voulais pas toucher ça une seconde de plus.
— Dis, Kenji, tu veux qu’on rentre ?
Jun me tapotait gentiment le bras.
— Non, répondis-je, marchons un peu.
Tandis que je me promenais bras dessus bras dessous avec Jun, je me mis à penser que Frank nous observait peut-être de quelque part. Jun me regardait de temps en temps, mais ne disait rien. J’étais sûr d’avoir vu un dessin d’empreinte digitale sur ce bout de peau, et de toute façon ce n’était pas du papier. Il n’y avait aucune raison que ce genre de chose soit arrivé sur ma porte au gré du vent. Comment un truc de la taille d’un demi-timbre-poste à peine plus gros que l’ongle de mon petit doigt serait-il venu se coller sur ma porte par hasard ?
Non, pour que ça tienne, quelqu’un avait dû appuyer bien fort dessus.
Ça devait être un avertissement. Je ne voyais personne en dehors de Frank qui ait besoin de me donner un avertissement. S’il te vient des idées bizarres, si tu tentes la moindre chose contre moi, voilà ce qui va t’arriver. C’était sûrement le sens du message. Instantanément, l’image de Frank en train de coller ce lambeau de peau sur ma porte en murmurant avec son habituel air impassible : « Kenji, tu comprends ce que ça veut dire, hein ? » vint me flotter dans la tête. Ça me paraissait tout à fait le genre de geste dont Frank était capable. Depuis tout petit, j’ai toujours eu tendance à voir les choses au pire. Mes amis me traitent de pessimiste. Je pense que la mort prématurée de mon père a dû m’influencer en ce sens. Ce fut un choc pour moi. Le pire progresse toujours comme s’il n’avait rien à voir avec vous, puis un beau jour il vous tombe dessus sans crier gare. Et quand le pire est devenu réalité, il est trop tard pour y remédier. Voilà ce que m’avait appris la mort de mon père.
Mêlés à la foule, nous marchâmes presque jusqu’à la gare de Meguro. Jun s’était rendu compte de mon comportement étrange mais ne faisait aucun commentaire et ne me posait pas de questions. Elle avait vu ses parents divorcer quand elle était petite. Elle avait fait l’expérience un nombre incalculable de fois de l’instabilité, de la souffrance, de la peur et du désir qu’il y a à rester auprès de quelqu’un qui ne vous adresse pas la parole. A mon avis, les personnalités du style de celle de Jun ou de la mienne vont devenir la tendance dominante dans ce pays. Actuellement, au Japon, il y a très peu de gens qui peuvent devenir adultes sans faire l’expérience de malheurs qu’ils sont dans l’incapacité de gérer seuls. Pour l’instant, les gens comme nous sont encore peu nombreux, alors on les réduit à une poignée de cas isolés qu’on appelle des « jeunes hypersensibles », mais ça va évoluer.
— Allô, Yokoyama-san ?
J’appelai le rédacteur en chef du magazine qui publiait gracieusement mes petites annonces suivies de mon numéro de téléphone. Frank lui avait peut-être demandé mon adresse.
— Kenji, tu travailles encore ?
Yokoyama était là. La veille du réveillon, il dormait toujours au bureau, et il travaillait presque tous les dimanches et les jours de fête nationale. Il disait toujours qu’il passait les meilleurs moments de sa vie au bureau, à faire la mise en page des articles sur son Macintosh, en écoutant de vieux morceaux de jazz.
— Oui, les gaijin ne prennent pas de vacances pour le réveillon ni pour le jour de l’an !
— C’est vrai, c’est bon pour toi, ça ! Au fait, la police n’est pas venue te poser de questions ?
— Il s’est passé quelque chose ?
— Tu sais que j’ai ouvert un site sur Internet ?
— Bien sûr, vous vous vantez toujours d’en faire la mise en page vous-même, non ?
— Eh bien, j’ai reçu un avertissement de la police.
— Un avertissement ? Pourquoi ?
— J’ai inclus quelques photos, tu vois, mais attention, pas du hard ni du porno, juste des photos de nu, sans plus, c’est normal pour un magazine destiné aux étrangers, ils m’ont dit de m’en abstenir, voilà, c’est tout, on voit les poils pubiens, tu comprends, je sais bien que normalement c’est interdit mais enfin maintenant, tu ouvres n’importe quel magazine, il y a les poils, alors je pense que c’était un avertissement pour l’exemple, et puis, comme il y a aussi tes petites annonces, je me demandais s’ils ne t’avaient pas dit quelque chose à toi aussi.
— Non, rien du tout.
— Bon, très bien, alors, s’ils viennent te voir, tu n’as qu’à dire que tu n’es au courant de rien.
— Entendu. A propos, vous n’avez pas eu un coup de fil d’un de mes clients ? demandai-je tout en me disant que si Frank avait appelé, Yokoyama ne lui aurait de toute façon pas donné mon adresse.
— Ah, si ! fit Yokoyama avec le plus grand naturel.
Mes battements de cœur s’accélérèrent à nouveau. J’appelais de mon portable, à l’ombre de l’enseigne d’une pâtisserie près de la gare de Meguro pour me protéger du vent. Jun me tenait par la main, tournée vers la devanture de la pâtisserie : elle contemplait les décorations de nouvel an en gâteaux japonais. De temps en temps elle me jetait un regard inquiet.
— Qui était-ce ?
— Oh, un nom du genre John ou James, je ne sais plus, il m’a demandé ton numéro de compte en banque, je ne le lui ai pas donné, naturellement. A la réflexion j’ai trouvé ce coup de téléphone curieux.
— En quoi était-ce curieux ? Ah, au fait, c’était un client qui se trouve au Japon en ce moment, je suppose ?
— Justement, c’est ça que j’ai trouvé bizarre, il m’a dit qu’il appelait du Missouri ou du Kansas, je ne sais plus, c’était hier dans la nuit, enfin, vers l’aube plutôt, j’ai trouvé ce type assez extravagant, parce que le Missouri et le Kansas ça se trouve en gros dans le centre des États-Unis, et donc j’ai calculé qu’avec le décalage horaire il devait être midi là-bas, le dimanche vingt-neuf décembre, je te demande un peu, est-ce que c’est une heure où un type pense à appeler le Japon pour régler ses frais de guide de soirées coquines ? Là-bas, le dimanche, ils vont à l’église, ou au cinéma, ils n’ont pas l’esprit à appeler au Japon pour payer le guide avec qui ils sont allés s’encanailler, le contraire encore je comprendrais, si c’était toi qui lui devais de l’argent, d’accord, mais appeler pour te payer, j’ai trouvé ça vraiment curieux, en plus il aurait été plus logique de t’appeler directement d’abord, d’ailleurs je lui ai demandé s’il l’avait fait.
— Alors ?
— Il a répondu que tu n’étais pas là. Tu vois qui ça peut être ?
— En général ils me règlent tout le dernier jour en liquide ou par chèque, on ne peut pas leur faire confiance au point de se faire payer une fois qu’ils sont rentrés chez eux.
— Ça c’est sûr, la règle d’or chez les putes, c’est de se faire payer en cash, attention, je ne veux pas dire que tu es une pute, pas de malentendu, hein.
— Quel genre de voix avait-il ?
— Au début, j’ai trouvé sa voix bizarre, elle avait l’air très proche, mais enfin, de nos jours, les lignes avec l’Amérique ont beaucoup progressé, on s’entend comme si on était tout près, enfin quand même ça paraissait près, il n’y avait aucune interférence, sinon sa voix, non, elle ne m’a pas laissé d’impression particulière, c’était une voix qui ne laisse pas d’impression, voilà, une voix ordinaire, ni grave ni aiguë ni rauque, il s’exprimait comme tout le monde, un anglais pas très raffiné, mais enfin il était poli, c’est à peu près tout ce dont je me souviens, il s’est passé quelque chose ?
— Rien de particulier, répondis-je. Ce n’était pas la peine de tout lui raconter, il n’aurait pas compris.
— Ah, mais avant de raccrocher il m’a dit un truc vraiment curieux, sur la magie ou je ne sais quoi.
Sur le moment, je ne compris pas ce que disait Yokoyama.
— Comment ? Je n’ai pas bien entendu.
— Je pense qu’il a dû comprendre que je trouvais son coup de fil bizarre, je dormais, tu vois, et même un type comme moi qui adore les étrangers, qui fait tous ses efforts dans la journée pour se montrer aimable avec eux, si on l’appelle à l’aube pour lui dire des trucs aussi farfelus, ça le met de mauvaise humeur, alors je devais avoir une voix un peu sèche quand je lui ai demandé s’il t’avait appelé, et il s’est mis à me raconter que tu étais un type super, un excellent guide, que vous vous étiez très bien entendus et que vous vous étiez bien amusés en dehors de vos rapports de business, moi je trouvais ça de plus en plus curieux, tu imagines, toi, un type qui ne m’a jamais vu et se met à me faire des compliments sur le guide qui l’a emmené visiter Tôkyô by night, je veux dire qui l’a emmené dans des peep-shows, des lingerie pubs, des clubs sado-maso pour lui présenter des filles, et le type qui te téléphone exprès pour dire ça de chez lui, dans le Kansas ou le Missouri, un dimanche midi ? Non, normalement...
Vers l’aube, Frank avait collé sur ma porte un morceau de peau prélevé sur je ne sais qui, puis appelé Yokoyama de sa chambre d’hôtel pour lui dire que j’étais un type bien et lui demander mon numéro de compte en banque : je l’imaginais parfaitement en train de faire ça, il était du genre à avoir un comportement excentrique. Mais pas le genre d’excentricités habituelles. Ce n’était pas le genre à se faire une coupe à la Mohican ou à se promener tout nu dans les rues après s’être peint le corps comme un tableau.
— Comment sais-tu que c’est Frank, ce gaijin ? demanda Jun. Nous étions entrés dans la pâtisserie, qui avait aussi un coin salon de thé. Jun m’y avait entraîné en me prenant par le bras, quand elle m’avait vu rester figé sur place après mon coup de téléphone.
— Tu es tout pâle, m’avait-elle dit. Entrons boire un café chaud.
Nous étions en train de boire un cappuccino qui avait la réputation d’être délicieux, mais je n’en sentais même pas le goût. C’était comme si ma langue et mon palais étaient recouverts d’une fine membrane. Mon cœur battait à toute vitesse, les pensées se bousculaient dans ma tête. Je racontai à Jun ce que m’avait dit Yokoyama.
— Rien ne prouve que c’est Frank, c’est vrai.
— Tu penses aussi que c’est Frank qui a collé ce truc sur ta porte ?
— Ben... répondis-je vaguement. Je n’avais pas dit à Jun ce que je pensais que c’était. Je n’avais pas envie de dire à quelqu’un qui comptait pour moi ce genre de chose à la fois grotesque et grave, en rapport avec la cruauté humaine. Si possible, je voulais régler ça tout seul. Il me semblait que lui en parler serait la mêler à mon malheur. Mais mes cachotteries n’avaient pas dû échapper à cette lycéenne du type le plus sensible qu’on puisse trouver actuellement au Japon. « Mais ce truc, là... » commença Jun d’un ton étrangement puéril. Le même ton qu’aurait eu un petit enfant de maternelle découvrant un cadavre devant l’entrée et annonçant aux adultes : « Hé, il y a quelqu’un qui dort, là ! »
— Ce truc, là, on aurait dit du papyrus.
— Comme la marque Papyrus pour laquelle il y avait cette pub autrefois ? « Papyrus, le goût du premier amour ! »
— Kenji !
— Quoi ?
— Ecoute, d’habitude j’adore tes blagues, mais là, ce n’est vraiment pas le moment.
Ce n’était pas une plaisanterie. J’avais sincèrement confondu « papyrus » et la marque de boisson au lait Calpiss. Je n’avais même pas entendu ce que Jun disait vraiment. C’était lamentable, j’étais complètement absent.
— Il n’y avait pas de sang dessus ? Les taches noires, ce n’était pas du sang ?
— Si, avouai-je. Je n’avais plus la force de mentir pour la protéger. Si, je crois que c’était de la peau humaine.
— Mais pourquoi aurait-il fait ça ?
— C’était un avertissement, pour que je ne dise rien à la police.
Dans la poche-poitrine de ma veste, la sonnerie du portable retentit. J’eus un mauvais pressentiment. Mes pressentiments sont toujours justes : c’était Frank au bout du fil.
— Hi, Kenji ! Comment ça va ?
Une voix pleine de gaieté, qui semblait venir de la poitrine et traverser sa boîte crânienne. Il devait m’appeler d’une cabine pour qu’il y ait une telle résonance. Sur la table, était posé un petit panneau indiquant : « Nos clients sont priés de ne pas utiliser leurs téléphones portables à l’intérieur de l’établissement. » Je fis un signe de la main à Jun pour lui signaler : il faut que je sorte.
— Vous pouvez rester, il n’y a pas d’autre client, dit aimablement la jeune et mignonne serveuse occupée à changer les gâteaux dans la vitrine. « Merci, excusez-nous », dit Jun en inclinant la tête. Jun aimait bien cette pâtisserie, la serveuse devait la connaître de vue. La seule voix de Frank avait le pouvoir de transformer cette paisible scène de la vie quotidienne, me dis-je. En regardant Jun et la vendeuse, et en écoulant simultanément la voix de Frank dans mon portable, je me sentis en proie à une soudaine nausée. Il me semblait que j’étais tombé dans un gouffre, le gouffre qui séparait ce que symbolisaient ces deux fraîches jeunes filles et ce que symbolisait Frank, et que je me retrouvais dans l’estomac d’un monstre.
— Oui, ça va, fis-je, m’efforçant d’empêcher ma voix de trembler. Il ne fallait pas qu’il s’en aperçoive. Je devais faire l’innocent. Il ne fallait pas qu’il me prenne pour autre chose qu’un guide des nuits de Tôkyô, à l’esprit pas très futé.
— Bien. Alors, je compte sur toi ce soir aussi, hein.
— Oui, bien sûr, je viendrai te chercher à neuf heures à ton hôtel, ça ira ?
— Je me réjouis d’avance, hier c’était vraiment super.
— Tant mieux.
— Ah, au fait, j’ai changé d’hôtel.
Mes battements de cœur s’accélérèrent, ma gorge se dessécha soudain.
— Et tu es où maintenant ?
— Un hôtel de grand luxe, le Hilton, à côté de la mairie de Tôkyô.
— Tu peux me donner ton numéro de chambre ?
— Je n’ai plus que deux jours ici, alors je me suis dit, autant être dans un grand hôtel, mais ils étaient presque tous complets, à cause du nouvel an tout proche. Pour vous, Japonais, le nouvel an, c’est encore plus important que Noël, n’est-ce pas ?
Il ne me donnait pas son numéro de chambre... Peut-être qu’il n’était pas au Hilton. Il semblait vouloir me dire que ce n’était pas la peine de le chercher, je ne le trouverai pas.
— Ta petite amie va bien ? demanda-t-il.
Aussitôt, je me demandai s’il ne nous observait pas de quelque part, et je jetai un coup d’œil par la fenêtre sur les alentours.
— Oui, elle va bien, c’est gentil de te rappeler que j’ai une petite amie.
— Je me faisais du souci parce qu’on est rentrés si tard hier, je me suis dit qu’elle était peut-être en colère contre toi. Elle n’était pas fâchée, au moins ? Les filles c’est tellement capricieux.
Il devait nous regarder de quelque part. Il savait que Jun était à côté de moi.
— Non, pas du tout, en fait elle est avec moi en ce moment, ça va très bien.
— Ah, un rendez-vous d’amoureux ? Excuse-moi de te déranger alors.
— Non, pas du tout. Je te remercie de m’avoir appelé, j’étais inquiet hier en te quittant, tu n’avais pas l’air en forme.
— Ça va beaucoup mieux. Je suis désolé de t’avoir causé du souci, aujourd’hui j’ai l’impression de revivre, comme si mon cerveau avait retrouvé ses facultés, je suis sûr qu’il y a plein de nouvelles cellules en train de se développer, je suis tout content pour ce soir. Ce soir, je veux absolument baiser.
— Frank, tu ne veux pas me donner ton numéro de chambre au Hilton ? Je pourrais avoir besoin de t’appeler d’urgence...
— Comment ça, m’appeler d’urgence ?
— Je ne sais pas, rien d’important, mais par exemple si je me trompe d’heure de rendez-vous, ou d’endroit. C’est plus simple si j’ai ton numéro de chambre.
— Ah ? Oui, mais en fait, je n’ai pas encore rempli les formalités d’entrée, j’ai juste réservé et laissé mes bagages à l’hôtel, la chambre n’était pas prête.
— Dans ce cas, peux-tu me rappeler dès que tu sauras ton numéro ?
— Oui, bien sûr, mais aujourd’hui, je serai dehors toute la journée, alors ce ne sera sans doute pas possible, tu ne pourras pas me joindre de toute façon, et moi je ne sais pas si je pourrai t’appeler ou non.
— Je peux téléphoner à l’hôtel pour leur demander.
— Euh, non, ça ne sera pas possible, tu vois, je leur ai donné un faux nom, tu comprends, je suis ici pour m’amuser et je n’ai pas envie que ça se sache, je ne veux pas donner mon vrai nom, mais écoute, pourquoi on ne se retrouverait pas devant le batting-center d’hier, hein ?
— Pardon, où ça ?
— Le batting-center. Il est au premier, mais on peut se retrouver devant le game-center du rez-de-chaussée, j’aime bien cet endroit.
— Ecoute, Frank, je n’ai jamais retrouvé personne dans ce genre d’endroit, je passe toujours prendre mes clients à leur hôtel, le hall d’entrée du Hilton, ça n’irait pas ?
— J’y suis allé aujourd’hui, et je m’y sens un peu mal à l’aise, comment dire, c’est très bruyant et un peu snob, non ? Tu sais, moi, je suis de la campagne, je ne me sens pas tranquille dans ce genre d’endroit.
Dans ce cas, pourquoi as-tu changé d’hôtel ? songeai-je. Il venait pourtant de dire qu’il voulait passer la fin de son séjour dans un hôtel chic.
— Ecoute, Frank, je suis un peu enrhumé, je ne veux pas attendre dehors, je préférerais qu’on se retrouve à l’intérieur d’un bâtiment et puis...
Je voulais ajouter que vers le batting-center c’était dangereux, il y avait plein de types bizarres qui rôdaient dans le secteur, mais Frank m’interrompit :
— Bon, d’accord, j’ai compris, c’est normal, c’était ridicule de te donner rendez-vous là, excuse-moi de t’avoir proposé ça, c’est parce que je m’y suis tellement amusé hier, j’ai été un peu bizarre, c’est sûr, mais tu as été si gentil, c’est un merveilleux souvenir pour moi cet endroit, je voudrais juste que tu comprennes ça, mais oublions le batting-center, voyons, où est-ce qu’on pourrait se retrouver ? Moi, le hall du Hilton, ça ne me dit rien.
— Et celui de l’hôtel où tu étais hier ? Ce n’est pas loin de Kabukichô, enfin, ce n’est pas l’endroit le plus approprié si tu veux aller t’amuser dans un autre quartier ce soir.
— Il n’y a pas de problème, cet hôtel me plaît bien, répondit Frank.
J’allais raccrocher, quand il me fit une autre proposition bizarre :
— Dis, Kenji, tu n’amènerais pas ta petite amie ?
— Hein ? m’écriai-je un peu trop fort. Involontairement, je jetai un coup d’œil sur Jun. Depuis tout à l’heure, elle tournait sa cuillère dans sa tasse de cappuccino. Elle n’avait pas bu une gorgée, et me regardait d’un air soucieux.
— Frank, excuse-moi, je crois que j’ai mal entendu, tu m’as demandé d’amener ma petite amie, c’est ça ?
— Oui, je pensais que ce serait plus drôle à trois, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Ce n’était pas habituel qu’un client demande à son guide d’amener sa petite amie pour aller visiter les lieux du sexe de Tôkyô. S’était-il dit que j’avais raconté trop de choses à Jun ? Avait-il l’intention de l’assassiner devant le batting-center ?
— C’est impossible, je ne peux pas l’amener.
— Bon, tant pis, fit Frank avant de raccrocher brusquement.
J’avalai une gorgée de cappuccino avant de raconter à Jun le contenu de ma conversation avec Frank.
Il fallait que je fasse attention et que je lui raconte les choses avec exactitude. Pour qu’elle puisse ressentir les contradictions dans le discours de Frank, notamment en ce qui concernait l’hôtel, il fallait que je lui raconte tout dans l’ordre. Que je lui dise tout dans le moindre détail. Elle et moi étions les seuls à savoir que ce type n’était pas normal.
— Il a l’air dangereux, dit Jun quand j’eus terminé. Si tu en parlais à la police ?
Elle but lentement son café, l’air inquiet.
— Je leur dirais quoi ?
Elle poussa un soupir. Nos cappuccinos étaient froids, la mousse à la surface était retombée, on aurait dit de la boue brunâtre.
— C’est vrai, même si tu leur dis : voilà, je sais qui a tué la lycéenne et le sans-abri de Shinjuku, tu n’as aucune preuve, tu peux juste leur dire que tu as rencontré un gaijin bizarre qui raconte des bobards... Et si tu leur disais ça par téléphone, sans aller au commissariat ?
— Je ne sais même pas où est Frank, et en plus Frank, ce n’est sûrement pas son vrai nom, il a menti sur toute la ligne, même si je donne les informations que j’ai à la police, on ne pourra pas le retrouver, hier il n’a peut-être même pas dormi à cet hôtel à Shinjuku, je ne l’ai pas raccompagné jusqu’à sa chambre après tout, je ne l’ai pas vu prendre sa clé, je ne l’ai pas appelé une seule fois à l’hôtel, je n’ai aucun moyen de vérifier tout ça.
— Je me demande pourquoi il voulait me rencontrer.
— Je ne sais pas.
— Kenji, si tu laissais tomber ? Ne va pas au rendez-vous.
— J’y ai déjà pensé, mais il ne m’a pas encore payé pour hier.
— L’argent, ce n’est pas si important.
— Ecoute, à vrai dire, ce n’est pas à cause de l’argent. En fait, je me demande s’il ne sait pas où j’habite, et si je ne vais pas au rendez-vous, j’ai peur qu’il se venge d’une manière ou d’une autre. J’ai peur de lui, franchement j’ai peur, s’il m’a demandé de t’amener, c’est peut-être tout simplement pour vérifier jusqu’à quel point je t’avais raconté ce qui s’est passé.
Je ne pouvais pas lui dire qu’il voulait peut-être la tuer elle aussi. Une mère accompagnée de ses enfants venait d’entrer dans la pâtisserie. Une femme d’une trentaine d’années, avec deux enfants en âge d’aller à l’école primaire. Elle choisissait différentes sortes de gâteaux d’un air joyeux. Les enfants avaient l’air éveillé, ils étaient gais et bien élevés. La mère portait un tailleur et un manteau élégants, elle s’adressait avec un naturel affable à la serveuse. Jun se retourna pour les regarder, ses yeux croisèrent ceux d’un enfant, qui lui fit un sourire. Jusqu’à récemment, je détestais ce genre de scène, me dis-je. Je songeai que si je comprenais à quel point Frank était dangereux, c’était parce que j’avais une connaissance particulière du mécanisme de la haine. La haine, l’intention de nuire, naît d’émotions négatives nommées chagrin, solitude, rage. Elle naît d’un gouffre béant qu’on sent à l’intérieur de soi, comme si on nous avait pris quelque chose d’important, comme si on nous avait découpé un bout de chair au couteau. Ce n’est pas que je sentais des dispositions au sadisme ou à la cruauté chez Frank. Il n’avait pas l’image d’un tueur en série. Ce que je sentais, chez lui, c’était ce gouffre béant. N’importe quoi pouvait sortir de ce gouffre. Ça arrive à tout le monde une ou deux fois dans la vie, d’avoir envie de tuer quelqu’un. Mais quelque chose nous freine. Les mauvaises intentions nées d’un gouffre béant en soi restent au fond de ce gouffre, et on ne tarde pas à les oublier ou à les sublimer par l’ardeur au travail, ou autre chose. Chez Frank, c’était différent. Je ne savais pas si c’était un meurtrier ou non, mais j’étais sûr qu’il avait ce gouffre au fond de lui. C’est ça qui le poussait à mentir. Moi aussi, j’avais connu ce genre de période, même si, comparé à Frank, j’étais un enfant de chœur en la matière.
— Appelle-moi toutes les demi-heures alors, dit Jun. Je hochai la tête. Elle ajouta : Fais attention à ne jamais te retrouver seul à seul avec lui.
Frank m’attendait, adossé dans l’ombre à un pilier, dans le hall de l’hôtel devant la gare de Seibu-Shinjuku. Je me dirigeai vers le café-restaurant où nous avions rendez-vous quand sa voix m’arrêta :
— Hey, Kenji !
J’en eus le souffle coupé un instant, en m’entendant appelé ainsi et en le voyant surgir soudain de l’ombre d’un pilier devant lequel j’allais passer sans le voir.
— Qu’est-ce qui se passe ? On avait rendez-vous à l’intérieur du café, non ?
— C’était bondé, répondit-il en me faisant un clin d’œil. Un clin d’œil vraiment étrange : pendant qu’il fermait un œil, sa pupille se retourna vers le haut, comme s’il faisait les yeux blancs. Qui plus est, on voyait très bien l’intérieur de la cafétéria depuis le hall d’entrée, et c’était loin d’être aussi plein qu’il l’affirmait. En me voyant regarder de ce côté, il se justifia aussitôt :
— Jusqu’à tout à l’heure, c’était bourré de monde.
Il portait une veste différente de celle de la veille, en velours côtelé, sur un pull noir, et un jeans, Il était chaussé de baskets. Il avait aussi changé de coiffure. La mèche de devant rabattue sur le front était ramenée en arrière. Hier, il portait un vieux sac de cuir, aujourd’hui, c’était un sac à dos en tissu. Je ne pus m’empêcher de penser que sa tenue était destinée à le faire passer pour un autre homme que celui de la veille.
— J’ai découvert un bar intéressant, un shot bar, où on commande son whisky au verre, c’est plutôt rare au Japon, allons-y.
Le bar se trouvait face à l’avenue de la mairie de l’arrondissement. Il était assez célèbre, non pas parce que les cocktails étaient particulièrement fameux, ou la cuisine réputée, ou le décor sophistiqué, mais simplement parce que c’était un bar normal, où l’on se contentait de boire, chose rare en soi à Kabukichô. Ce bar plaisait bien aux étrangers, et j’y amenais souvent mes clients. Il n’y avait pas de table, juste un long comptoir et une large baie vitrée d’où l’on pouvait observer l’animation de l’avenue. Entre l’hôtel et le bar se trouvaient de nombreux lieux de plaisir devant lesquels attendaient des groupes de rabatteurs, mais Frank ne manifesta cette fois pas le moindre intérêt pour les lingerie pubs ou les peep-shows.
— Je suis d’humeur à boire, ce soir, annonça-t-il en levant son verre pour trinquer avec moi. Il avait commandé de la bière. Si c’était pour boire un demi, on aurait pu tout aussi bien rester au café-restaurant de l’hôtel. Mais il avait sûrement une bonne raison de vouloir éviter ce café-restaurant. J’avais déjà lu dans des polars que si on va deux soirs de suite dans le même bar, le barman se rappelle forcément votre visage.
Je cherchais des yeux s’il y avait quelqu’un de ma connaissance dans le bar. Jun m’avait recommandé de ne jamais me retrouver seul avec lui, mais il me paraissait tout aussi important de rencontrer quelqu’un de ma connaissance afin qu’il y ait au moins une personne capable de donner une impression précise de l’homme avec qui j’avais passé la soirée. Frank buvait sa bière en me fixant droit dans les yeux. Il semblait essayer de percer mes pensées. Il n’y avait personne que je connaissais aux alentours. Le bar était toujours plein, mais selon les heures, la clientèle variait. Des jeunes à l’air relativement fortuné, des employés en costume, pas gris ni bleu marine cependant, des employées de bureau à l’air habitué à faire la fête, tout un style de gens qui semblaient venus s’encanailler un peu à Kabukichô, pour changer de l’ambiance plus chic de Roppongi il était encore trop tôt : plus tard, c’était les hôtesses et les filles des bars sexy qui venaient finir la soirée ici.
— Ça n’a pas l’air d’aller, Kenji ?
Frank buvait sa bière plus rapidement que la veille.
— Je suis un peu fatigué, et j’ai un début de grippe, comme je te l’ai dit au téléphone.
N’importe qui me connaissant aurait remarqué que je n’étais pas dans mon assiette, ce soir.
Moi-même, je me trouvais bizarre. C’est sûrement comme ça qu’on devient fou. Un cœur soupçonneux voit des démons partout, comme dit le proverbe. Frank me regardait. Je cherchais quelque chose à dire. Je pensais qu’il valait mieux qu’il se rende compte que j’avais quelques doutes à son sujet. Pas trop, il fallait juste qu’il réalise que je le croyais dangereux, sans bien sûr aller jusqu’à le soupçonner du meurtre de la lycéenne. S’il savait que je le pensais coupable, cet Amerloque allait certainement me descendre moi aussi. Mais s’il pensait que j’avais juste la grippe et que je ne me méfiais absolument pas de lui, ça allait peut-être aussi lui donner l’idée de m’assassiner, juste pour voir.
Je lui demandai comment il avait l’intention de passer la soirée.
— Donne-moi des idées, Kenji.
Je lui débitai, de la voix la plus gaie que je pus, la phrase que j’avais préparée :
— Que penserais-tu d’aller au batting-center et d’y jouer jusqu’à cinq heures du matin ?
— Hein ? Cinq heures du matin ? fit Frank d’un air tout guilleret.
—Yes, yes fis-je en hochant la tête. Il éclata alors d’un rire typiquement américain : il leva sa chope de bière devant ses yeux, me tapa sur l’épaule et se mit à rire. Pour un Américain, rire d’un rire insouciant en tenant un verre de bière, c’est aussi naturel que pour un Japonais de faire une courbette avec un appareil photo à la main. Les clients autour de nous regardèrent rire Frank avec une évidente sympathie. Ça fait toujours bonne impression sur les Japonais de voir un étranger en visite chez eux qui a l’air de s’amuser. Ils se disent : si ce gaijin s’amuse autant chez nous, c’est que notre pays et ce bar ne sont pas aussi nuls qu’on pourrait le penser. Nous avons peut-être beaucoup de chance d’aller boire tout le temps dans des bars de ce genre. La musique de fond était un jazz d’une élégance rare pour le quartier de Kabukichô et l’éclairage de bon goût. Les lumières étaient tamisées, si bien que même les clients les plus proches de nous ne pouvaient pas bien distinguer les traits de Frank. Mais même pendant qu’il riait de bon cœur en me tapant sur l’épaule, ses yeux restaient froids comme des billes de verre. Je m’évertuais à ne pas lâcher ce regard qui me donnait des frissons, tout en m’efforçant de garder un air joyeux. C’était la première fois que je vivais ce genre d’épreuve. Je commençai à me demander si mes nerfs seraient assez solides pour tout supporter jusqu’au bout.